LES ENQUÊTES DU COMMISSAIRE THÉO

 
 
 Le commissariat avait été informé d’un homicide. La brigade fluviale venait de repêcher un homme dans la Seine, le matin du 18 octobre. Un couteau dans le dos écartait toute idée de suicide ou d’accident. Dans une de ses poches, un document donnait une adresse domiciliaire Porte de Clichy. L’homme d’origine nord-africaine, d’après sa carte d’identité, venait d’avoir 67 ans. Curieusement, bien que trempé, un document écrit à la main relatait un récit : des prises de notes rapides sur l’évènement de la nuit du 17 octobre 1961. Ce document, un carnet, avait été retrouvé bien caché dans une doublure de la veste velours que portait l’homme. Avait-il été assassiné pour le contenu de son carnet ? Contenu que le laboratoire devait déchiffrer, car beaucoup de pages détrempées, par le séjour dans l’eau, étaient illisibles.
 
Le commissaire Théo pressentit une affaire politique. Cinquante ans après, les évènements de la guerre d’Algérie ressortaient au moment même où, le nouveau président de la République reconnaissait le rôle néfaste de la police parisienne lors de la manifestation des algériens pour l’indépendance de l’Algérie.
Théo réfléchissait. Il était tout jeune lors de la guerre d’Algérie. Son père, lui-même policier, ruminait souvent sur les exactions du FNL à Paris. Le soir, à la maison, le père fulminait. Il racontait les attaques de commissariats, les tirs sur des policiers, sur leurs véhicules, les attentats aveugles. Théo, bien qu’enfant, voyait monter la haine aux yeux de son père. Mais ce n’est que plus tard qu’il comprit bien des choses. Le FNL avait décidé d’une manifestation dans Paris, s’opposant au couvre-feu imposé par le préfet Papon. La suite devenait inévitable. Le déchainement de violence de la police parisienne dégénéra.
Alors aujourd’hui, cinquante ans après, le commissaire s’inquiétait de cet assassinat.
 
Le cadavre attendait à la morgue.
  • On va à l’institut médico-légal, dit-il à ses adjoints.
  • Je vous rejoins là-bas répondit Sophie, la jeune stagiaire.
  • Vous y allez en trottinette, demanda, incrédule, le commissaire ?
  • Oui ! patron lui répondit-elle !
Théo haussa les épaules. Un officier de police sur une trottinette ! Décidément tout-fou le camp.
Elle était déjà là, le sourire aux lèvres, quand Théo et Christophe, son adjoint, arrivèrent. Les embouteillages parisiens sont sans pitié. Théo n’avait pas voulu mettre le gyrophare. Le mort pouvait attendre.
Le médecin légiste signala que le décès de l’homme remontait à la nuit précédente : le 17 octobre exactement. Pas d’eau dans les poumons, il était déjà mort avant d’avoir fait le grand saut dans le fleuve.
La coïncidence ne pouvait être le fruit du hasard. La date, le cinquantième anniversaire, la nationalité algérienne.
Il a été tué sur un pont ou une berge et le corps jeté dans la Seine. Pas d’empreinte sur le couteau. Le tueur a agi avec des gants.  La lame du couteau étant très longue, elle a perforé le corps violemment. Le décès a été rapide, informa le toubib.
  • Capitaine vous mobilisez le maximum de personnel pour chercher le long des berges et des ponts, des traces de sang ou autres indices.
  • Sophie, nous allons perquisitionner chez cet homme. Nous avons ses clefs. Christophe, vous prenez le métro. Avec Sophie nous prenons la voiture. Mettez votre trottinette dans le coffre.
N’allait tout de même pas arriver la première encore une fois, pesta intérieurement le commissaire.
 
L’appartement, avenue de Clichy, ressemblait à un taudis. Une seule pièce qui servait à tout, une douche et des W.C. dans un coin.
  •  Manifestement nous ne sommes pas les premiers à fouiller la pièce, dit Théo.
En effet, bien que la porte ne soit fracturée, les tiroirs étaient renversés, le linge jeté  à terre, les papiers épars sur le sol. La piaule avait été passée au peigne fin sans aucune précaution. On avait cherché quelque chose, mais quoi et l’avait-on trouvée ? De nombreux articles de journaux de 1961 jonchaient le sol. Certains déchirés qui dénotaient une haine profonde.
Théo en était certain, les évènements du 17 octobre 1961 avaient un rapport évident avec le crime !
Une vengeance cinquante ans après ? Pour quelles raisons ?
  • Appelez la scientifique. Que nos collègues viennent rechercher d’éventuelles empreintes et indices. Qu’ils regardent la serrure pour voir par quel procédé elle a été ouverte. Vous me ferez des photocopies des articles des journaux. J’aimerai les lire à tête reposée.
  • Je vous laisse Sophie, j’ai besoin de dégourdir mes jambes.
De fait Théo avait surtout une envie pressante d’un verre de pastis. Cette enquête le gênait. Elle ressortait des souvenirs qu’il croyait enfouis dans sa mémoire. Les propos de son père revenaient. Son père avait vécu dans la haine des Nord-Africains. Il poussa la porte d’un rade et commanda sa boisson. Théo observait. De nombreux Nord-africains dépensaient leur argent à des jeux. Ils espéraient faire fortune, gagner le gros lot et retourner chez eux, riches.des blancs, des Portugais, tout un mélange de miséreux tendaient vers un même but : avoir de l’argent. Toute cette haine, tous ces morts, pour en arriver là ! Il n’y avait jamais eu autant d’Algériens en France que depuis l’indépendance de leur pays. Quel gâchis que la guerre. On aurait pu s’entendre. Théo commanda un deuxième verre. L’alcool le rassura. Il sourit.
 
De retour au commissariat, Théo convoqua ses adjoints.
  • Les évènements du 17 octobre sont la trame du crime. Il nous faut chercher autour de cela.
Avez-vous, Capitaine, trouvé le lieu du crime.
  • Trois équipes, soit une quinzaine de policiers, ont fureté. Deux groupes sur les berges et une autre sur les ponts, commissaire. C’est au pont de l’Alma que nous avons remarqué des tâches de sang suspectes. L’analyse est en cour au labo. Je pense qu’il s’agit de la scène du crime. Nous l’avons sécurisé et des agents sont sur place. Nous attendons les résultats du labo. Nous n’avons rien trouvé de particulier et sur le parapet il y a trop d’empreintes.
  • Christophe, vous vérifiez si cet homme était présent à Paris cette période-là. Qui l’entourait, ses amis, sa famille, ses engagements dans la lutte. Était-il au FNL, ou contre les indépendantistes. Contactez aussi la police algérienne. Nous verrons si elle veut  nous communiquer l’éventualité d’un dossier sur cet homme.
  • Sophie, vous irez voir les archives de la police. Il se peut qu’il y ait quelque chose sur cet individu.
 
Théo réfléchissait tout en lisant les photocopies des articles des journaux de l’époque. Le FNL (Front de Libération Nationale) ni n’avait pas été de mains mortes. L’élimination physique des opposants du MNA (Mouvement National Algérien), les contraintes sur les Algériens vivants en France (cotisation révolutionnaire obligatoire, obéissance absolue aux directives…). La police parisienne non plus ne fit pas dans la tendresse. L’organisation du FPA (Force de Police Auxiliaire composée de supplétifs algériens) chargée d’infiltrer les opposants et de les réduire. Terreur contre terreur, tel était en résumé le climat de Paris pendant cette période. La lecture des documents ne lui apporta rien pour résoudre le crime.
Les analyses du sang relevé sur le pont de l’Alma confirmèrent qu’il s’agissait bien du même homme. Christophe, le capitaine, trouva un rapport qui attestait la présence de l’individu sur le territoire français en 1961. Il s’agissait d’un procès-verbal d’arrestation et d’interrogatoire de l’homme. Il apparaissait que le personnage appartenait à la mouvance du FNL. À l’époque c’était un jeune homme de 17 ans et un activiste de l’organisation. Cela confirma le commissaire dans sa supputation. Oui, le crime concernait bien cet épisode désastreux de notre histoire. Les recherches de Sophie éclairèrent un peu plus l’affaire. Le mort, alors jeune homme au moment des faits, avait tenté de déposer plainte quelques jours après le 17 octobre. Il affirmait qu’un agent de la police avait abattu son père d’une balle en pleine tête le 20 octobre. Cela avait eu lieu un soir dans une rue de la capitale. Son père arrêté après la manifestation interdite venait d’être relâché. À sa sortie du commissariat, un policier le suivait. Le jeune homme avait vu la scène parce qu’il attendait son père, caché à quelques pas du commissariat. La police avait classé la demande. Après la proclamation d’indépendance, le jeune homme était parti en Algérie.
Que s’était-il donc passé cinquante ans après ?
L’homme était revenu sur Paris depuis quelques semaines.
 
Théo échafaudait une théorie : le jeune homme devenu adulte avait-il voulu venger la mort de son père ? Avait-il découvert l’identité du policier ? Avait-il voulu le confondre ? L’ancien policier avait-il décidé de l’éliminer ?
  • Christophe et Sophie, vous allez rechercher dans les archives du personnel les policiers travaillant dans ce commissariat au mois d’octobre 1961.
Quelques heures plus tard, les deux policiers apportèrent le résultat de leur prospection.
Sur la trentaine de fonctionnaires à l’époque, il ne reste plus que quatre survivants. À cette période ils avaient une vingtaine d’années, aujourd’hui ce sont des vieillards, dit Christophe.
Théo se rembrunit. Lui aussi approchait de la retraite. Il ferait bientôt partie des vieux. Le terme vieillard ne lui plaisait pas. Il se secoua.
  • Lequel était sur Paris la nuit du 17 octobre 1961 ?
  • Un seul nom est susceptible de nous intéresser : un brigadier-chef finissant sa retraite en banlieue, les trois autres sont en province.
  • Faites une enquête discrète autour du lieu du domicile de ce retraité. Montrez la photo de notre algérien au voisinage. Peut-être a-t-il rôdé dans les parages et prit contact avec cet ancien policier pour lui faire peur, le menacer, que sais-je !
 
L’enquête fut rondement menée et les résultats stupéfiants. L’homme avait été aperçu dans le quartier. Le commissaire décida de parler à cet ex-policier. Ce dernier le reçut cordialement. Théo mit tout sur la table et explosa :
  • Tu as assassiné cet algérien parce qu’il menaçait de te faire chanter ! Maintenant tu va accoucher, de mettre à table. L’honneur de la police est en jeux ! Il était furibond le commissaire.
 Au fond de lui il n’acceptait pas que l’on fasse justice soi-même et encore moins qu’un policier agisse ainsi. La justice était là pour ça, même s’il n’avait que peu de confiance dans les magistrats et dans une justice le plus souvent au service des puissants et des baveux appâtés par l’argent.
  • Vous vous trompez commissaire. La colère vous fait perdre la raison. Oui j’ai reçu cet algérien chez moi et nous nous sommes expliqués. À la sortie du commissariat, le 20 octobre 1961, j’ai suivi une minute le père du monsieur, puis j’ai tourné dans une rue et je l’ai perdu de vue. À cet instant j’ai entendu un coup de feu. C’était coutumier en cette période. Je n’ai pas prêté attention. Le lendemain au commissariat, j’ai compris. Ce n’est pas un policier qui a descendu le père et pour cause son arrestation n’était qu’une mascarade pour tromper le FNL. Nous avions arrêté des dizaines de manifestants, embarqués dans des paniers à salade. L’homme était l’un des informateurs du FPA. Il glanait des renseignements parmi ses compatriotes. Hélas, le FNL avait aussi ses sources dans la police : des communistes, des pacifiques. Cherchez vers les tueurs du FNL commissaire.
 
Théo s’en retourna un peu abasourdi. Devait-il croire son ancien collègue ?
 
  • Vérifiez si cet ex-policier était chez lui la nuit du 17 octobre dernier, demanda-t-il à son adjoint.
  • Avez-vous des nouvelles de nos collègues algériens ?
  • Non ! commissaire.
Quelle affaire, se dit le commissaire ! Quel méli-mélo que cette période trouble de notre histoire. 
 
Le lendemain Théo eut confirmation que l’ex-policier n’était pas sur Paris, la nuit du crime. Cette nuit-là, un feu s’était déclaré près de chez lui. Les pompiers et les policiers confirmaient sa présence pour aider les sauveteurs.
Que recherchait celui qui avait fouillé l’appartement de l’algérien ? La preuve d’une trahison envers le FNL ? Ou était-ce l’assassin du père qui prenait peur de la révélation de son acte ? Les collègues de la scientifique étaient formels : La porte avait été ouverte avec un passe, ce qui dénotait un professionnel. Pas d’empreinte non plus, celui qui avait fouillé l’appartement portait des gants.
L’affaire prenait une autre dimension. Théo y voyait la main d’un service spécialisé : algérien ou français ? Il se perdait en hypothèses.
 
Sophie, toute excitée, mit fin à ses cogitations. Elle lui apportait les écrits du carnet détrempé. Le labo avait reconstitué les pages.
  • Commissaire, l’algérien décédé connaissait l’assassin de son père !
  • Calmez-vous Sophie.
C’est vrai, la jeune stagiaire jubilait. Théo pensa que son agitation lui allait bien. Elle était mignonne cette Sophie avec son corps svelte, sa peau café-crème de créole. Elle venait de l’île de la Réunion.
  • Qui était-ce ? demanda Théo un peu troublé.
  • Lui-même commissaire !
  • Quoi, je ne comprends pas !
  • C’est le fils qui a tué son père sur ordre du FNL ! C’est inscrit noir sur blanc dans le carnet.
Théo mit un moment pour réaliser. Putain de guerre se dit-il. Un parricide.  Le fils assassine son père parce qu’il ne partage pas sa vision des choses. Puis, pour se dédouaner ainsi que son organisation, il ira accuser un policier du crime. Machiavélique, quel scénario !
  • Mais alors qui l’a tué lui aussi ?
  • Dans le carnet, reprit Sophie plus calmement, le fils a noté son repenti, ses recherches pour comprendre son père et son attachement à la France. Il voulait savoir la raison de sa condamnation par le FNL et pourquoi avait-il été choisi, lui son fils, pour exécuter cette basse œuvre.
 
Théo ne se faisait plus d’illusions. Il ne retrouverait pas l’assassin de l’algérien. Ce dernier avait vraisemblablement agi en service commandé. L’élimination du fouineur devenait inéluctable aux yeux de certains. Le tueur mandaté pour cette exécution devait être loin, à l’abri, hors du territoire.
       Décidément la guerre d’Algérie venait de faire un mort supplémentaire.
 
 
 



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