LES ENQUÊTES DU COMMISSAIRE THÉO

 
 
Ils venaient de se rejoindre à l’entrée du cimetière des Batignolles. Théo et Christophe en voiture de service, Sophie en trottinette. Théo, le commissaire, ne comprenait pas cette manie d’utiliser un tel engin. Cela faisait écolo, mais pas très sérieux pour une inspectrice de police. Il lui fit la remarque.
  • Même des dirigeants d’entreprises et des cadres supérieurs se rendent au travail en patinette, commissaire. Cela n’enlève rien à leurs sérieux et compétences.
Le commissaire haussa les épaules. Elle tenait tête la petite réunionnaise et, au fond de lui, il appréciait.
 
La fraicheur en cette fin d’automne annonçait l’hiver. Les feuilles   jonchaient le sol, donnant aux allées des allures de sous-bois parsemés de touches d’aquarelle rouge sang et or. Une palette arc-en-ciel sur le bitume parisien !
Théo connaissait bien ce cimetière. Il venait en voisin se promener. Parfois, il s’arrêtait près de la tombe de Verlaine, ce grand poète. Le commissaire aimait la poésie, il en écrivait. Personne ne le savait, surtout pas dans la police !
Ah ! Les sanglots longs de l’automne… Théo ferma les yeux et sourit, savourant comme on apprécie un bon vin…
  • Vous rêvez commissaire ?
  • Non ! capitaine, je réfléchissais.
 
La police avait été prévenue par la conservation du cimetière. C’était le titre de l’administration des cimetières. L’un de ses gardiens, lors  d’une ronde, était tombé nez à nez avec un cadavre.
Au boulevard des allongés, rien de plus banal, pensait Théo. Mais le mort n’était pas enfermé dans sa boite à dominos. Il gisait dehors, à l’air libre. D’après le vigile qui l’avait découvert, son corps portait des traces récentes de sang.
Le gardien les accompagna jusqu’au cadavre :
  • Le corps git dans l’allée principale, près du rond-point. Au début, continua-t-il, j’ai cru qu’il s’agissait d’un évadé. Un cadavre qui se fait la belle.
À ces mots, qu’ils s’imaginaient futés, il partit d’un rire gras, imbécile. Théo ne dit rien, mais il était choqué par la diatribe du personnage. Le recrutement par la mairie de Paris en ce qui concernait le personnel de ces lieux se composait, souvent,  d’emplois réservés pour d’anciens militaires pas tous forcément finis.
Il s’agissait d’un homme. Effectivement, des blessures sur son torse avaient   laissé  des taches de sang, désormais séché.
  • Il a reçu plusieurs coups de couteau, avança Christophe, le capitaine.
  • Oui ! cela à tout l’air d’une rixe qui a mal tourné.
  • La scientifique sera bientôt là, je les ai avertis, dit Sophie.
  • Le mec a voulu crever près de son poète préféré, comme un chien devant son maitre, s’esclaffa, tout en ricanant, le préposé du cimetière.
L’individu en faisait trop, il sembla à Théo qu’il forçait la grossièreté pour une raison que Théo ne comprenait pas.
 
Les trois policiers mirent leurs gants en plastique, tandis que leurs collègues de la scientifique, arrivés, cherchaient des indices, prenaient des photos. Sophie fouillait les poches du mort :
  • il a sa carte d’identité et son portefeuille, un billet de 5 euros et quelques pièces de monnaie. Tiens ! je sens quelque chose dans la doublure de sa veste. Il y a une poche secrète. Voilà, il s’agit d’un carnet et d’un crayon de bois.
Les vêtements de l’homme étaient crasseux, comme ceux d’un clochard. Des cheveux longs, sales, ébouriffés, et une barbe ornaient le visage. Ses souliers éculés avaient dû battre le pavé du quartier très souvent.
Sophie se redressa, la fouille terminée et aussi afin de respirer un air un peu plus sain. Le défunt empestait très fort. Sa dernière douche devait remontée à plusieurs jours, voire plus.
  • Patron ! regardez sa carte d’identité. Sophie montrait le document abimé dont la photo délavée par l’eau et le temps montrait une image détériorée.
  • Oui et alors Sophie !
  • L’homme, il s’appelle Verlaine !
  • Vous vous foutez de moi ?
  • Non ! commissaire, c’est son vrai nom : Verlaine.
Curieux se dit Théo, a deux pas de la tombe du poète Verlaine, un autre Verlaine gisait au sol, assassiné.
  • Patron !
  • Quoi encore Sophie !
  • Regardez le carnet. Il est rempli de poèmes !
Théo s’empara de celui-ci et se mit à lire. Écrits au crayon de bois, des quatrains, des sonnets de très belles factures parsemaient les pages. Perplexe, le commissaire lisait un à un les poèmes jusqu’au dernier feuillet du carnet. Curieusement le dernier poème, non fini, commençait ainsi :
Cet automne sera mon ultime saison
Comme une feuille d’or tombe sur le parterre
S’envolera mon âme au paradis mystère
 
De retour au commissariat, Théo téléphona à la juge d’instruction et lui expliqua la situation.
  • Je pense Madame, que nous devrions vérifier la présence des restes de Verlaine dans sa tombe.
  • Enfin commissaire ! vous n’y pensez pas. Exhumer Verlaine pour voir s’il est encore dans sa tombe. Vous perdez la tête. Pensez au ridicule des  titres de journaux. Après tout le nom de Verlaine est commun, regardez le bottin.
Théo raccrocha dépité, vexé, morose. Il ne savait plus par où commencer son enquête.
Il emprunta le carnet de Verlaine, enfin du mort et se rendit au bistrot d’en face. Il avait besoin de se rincer la gorge. Une bière lui remettrait les idées en place. Devant sa mousse il sortit le carnet. Les poèmes, au-delà de leur beauté, de leur forme parfaite, annonçait un auteur possédant du vocabulaire. Les mots paraissaient choisis. L’homme maitrisait la langue et sa syntaxe. Il devait être d’un bon niveau scolaire. Pourquoi était-il devenu clochard ?
Théo subodorait une malédiction : celle du poète Verlaine, le vrai qui avait mal vécu, entre amours sans lendemain, chagrins noyés dans l’alcool, entre poèmes et violence qui conduisent à la déchéance humaine.
Théo commanda une deuxième pression. Il fut brusquement tiré de sa rêverie par l’intrusion de Sophie.
  • Je savais vous trouver ici, patron !
  • Ben quoi ! j’ai le droit de me désaltérer.
  • Nous avons du nouveau. Nous avons vérifié l’accordéon, Verlaine à un casier judiciaire. La carte d’identité du mort est vraie. Il s’agit bien de Verlaine. Après avoir recherché dans le fichier, nous avons trouvé trace du bonhomme. Il a été enseignant dans un lycée avant d’être révoqué pour attouchements sexuels sur des adolescentes. L’affaire n’a pas été étouffée. Les familles et l’éducation nationale ont porté plainte. Il a été condamné à dix ans de taule. Après avoir effectué la totalité de sa peine, il est sorti de prison depuis six ans.
  • Voilà qui change la donne et nous ouvre de nouveaux horizons.
  • De plus patron, l’homme écrivait. C’était un poète. Il avait publié lorsqu’il était encore enseignant.
Théo était content. Un condisciple.
  • Je veux la liste des parents des lycéennes concernées par les attouchements de l’époque.
  • Vous penser à une vengeance commissaire ?
  • C’est une piste sérieuse. Nous devons aussi retrouver les compagnons de misère de Verlaine.
La lieutenante sortit, Théo reprit la lecture du carnet. Mais quelque chose l’intriguait. Une vengeance presque vingt ans après lui paraissait déraisonnable. Le temps fait son travail d’oubli, ou atténue les blessures. Pour quelles raisons ce meurtre dans un cimetière à deux pas de la tombe de Verlaine, le grand poète ? Une rixe n’avait aucun sens. On aurait pu le tuer dans une rue, c’était plus simple et puis on ne l’avait pas volé ! Le cimetière est entouré de murs. Les deux protagonistes, le tué et le tueur, auraient dû l’escalader sans se faire remarquer !
De retour au commissariat, Théo décida d’envoyer le carnet au labo pour une analyse graphologique de l’écriture.
 
Deux jours plus tard, l’affaire rebondit. Le médecin légiste semblait formel :
  • Le tué ne correspond pas au visage de la photo du professeur.
Entre-temps les policiers s’étaient procuré la photo du professeur de lettres révoqué. Il y avait donc usurpation d’identité. On avait tué quelqu’un d’autre à la place de Verlaine, glissé la carte d’identité de Verlaine en abimant délibérément la photo, mais en laissant visible et lisible le nom.
Théo, au fond de lui, exultait. Ce n’était pas Verlaine qu’on avait assassiné, cela le rassurait. Mais pour quelle raison, le vrai Verlaine, ex-professeur de lettres, avait-il changé d’identité ? Et si c’était lui le tueur ? Et le mort qui était-il donc ?
Le graphologue apporta, lui aussi, sa contribution à l’enquête :
  • L’écriture de l’ex-enseignant d’après les cahiers fournis par l’éducation nationale, est bien la même que celle du carnet trouvé sur le mort ! Les poèmes ont bien été écrits par l’ancien professeur.
Théo fut rassuré. Verlaine était bien Verlaine et il était vivant. Il s’empressa, tout joyeux, de téléphoner à la juge chargée de l’instruction du dossier.
  • Madame la juge, Verlaine n’est pas mort et les poèmes sont bien de lui !
  • Calmez-vous commissaire et expliquez-vous!
  • On a mis la carte d’identité de Verlaine, le professeur, dans la poche du mort. On ne connait pas l’identité de ce dernier. De plus les poèmes sont bien ceux du prof.
 
Il fallait savoir qui était ce mort et que faisait le carnet de Verlaine dans une poche cachée. Et surtout pourquoi ce meurtre devant la sépulture de Verlaine ?
Des d’inspecteurs arpentèrent le bitume du quartier à la recherche des compagnons d’infortune du défunt. Comme ils ne possédaient pas encore de photo ou de portrait-robot de la victime, les policiers posaient les mêmes questions : un de vos compagnons à t-il récemment disparu ? Connaissez-vous un type qui écrit des poèmes et qui ressemble à cette photo ? Ils montraient la photo de l’ex-prof.
D’autres inspecteurs interrogeaient les victimes d’attouchements sexuels et leurs parents. En tout et pour tout, il y avait eu cinq attouchements sur mineures. Elles étaient aujourd’hui majeures et la plupart mariées. Plusieurs vivaient avec leurs enfants et maris loin de la capitale. Bien sûr, elles n’avaient rien oublié, mais le temps estompait les souvenirs. Quant aux parents, certains n’étaient plus de ce monde et tous les autres prenaient une retraite paisible loin de Paris.
 
Théo retourna au cimetière. Il inspecta la tombe de Verlaine. La dalle supérieure du caveau ne présentait aucune anomalie. Personne n’avait tenté de l’ouvrir. La juge avait raison, Verlaine n’était pas sorti de son tombeau ! Il furetait autour de la tombe. Récemment, les amis de Verlaine avaient déposé une gerbe. Quelques poèmes d’amoureux du poète, protégés dans un transparent, ornaient la dalle. Le commissaire lisait.
  • Vous cherchez quelque chose, Monsieur le Commissaire ?
Théo sursauta et se retourna. Devant lui se tenait le gardien, celui qui avait découvert le corps.
  • Vous ne risquez pas de trouver quoi que ce soit, j’ai déjà regardé partout, reprit le bonhomme.
Théo ne dit rien et détailla l’individu qui baissa les yeux, détourna la tête et s’en alla. C’est curieux, se dit-il tout en s’éloignant, aujourd’hui le gardien parle bien, sans faire de jeux de mots incongrus.
 
L’enquête auprès des victimes et de leurs parents survivants ne donna rien. Celle du voisinage continuait. Mais les clochards n’aimaient guère les cognes. Ceux-ci devaient faire preuve de détermination, voire plus. Quelques pièces de deux euros distribuées, par-ci, par-là, délièrent les langues. Mais il fallait vérifier les dires. Pourtant ce fut un des indigents qui mit la puce à l’oreille  des policiers.
  • Mon compagnon de misère, Armand, a disparu depuis six mois. C’est un autre qui l’a recruté. Un beau parleur que celui-là, malgré ses habits de mendigot. Je ne sais pas ce qu’il lui a jacté.
 
Le plus difficile, pour les policiers, fut d’établir le portrait-robot. Le mendiant retrouvait sa mémoire lorsqu’il entendait des pièces de deux euros tombées dans son escarcelle ! Néanmoins, le portrait établi, le médecin légiste trouva de nombreuses ressemblances avec le mort du cimetière. Le miséreux reconnu aussi d’après photo, l’ex-prof devenu clochard.
Théo commençait à y voir clair. L’ex-prof avait pris l’identité du clochard après l’avoir tué. Mais pourquoi le cimetière et la tombe de Verlaine ? Le tueur pensait-il berner les policiers en maquillant ainsi son crime, pour cacher quoi ?
Le commissaire lisait le rapport de ses hommes. Armand, le prénom du mendiant disparu.   J’ai déjà vu ce prénom quelque part. Bon Dieu ! Mais oui, le gardien a le même prénom d’après sa déposition. Théo regarda le portrait-robot d’Armand le mendiant. Des ressemblances apparaissaient avec Armand le gardien.
  • Sophie, vous appellerez la direction du conservatoire des cimetières, j’aimerai en savoir un peu plus sur ce gardien de Batignolles.
Dans les heures qui suivirent, l’affaire se dégonfla, se précisa.
  • Le conservatoire m’a donné le nom du gardien : Armand Paupierre. Il a été recruté il y a six mois. C’est un ancien militaire.
  • Putain ! hurla Théo. Le même prénom, les mêmes délais de recrutement et de disparition, des apparences équivoques avec le mort.
  • Sophie et Christophe, on va serrer le gardien et lui faire cracher ses valdas. Prenez deux  voitures et deux hommes avec vous, ce type a peut-être un calibre.
Mais l’homme n’opposa aucune réaction aux policiers.
  • Je vous attendais, dit le gardien au commissaire, je savais que vous comprendriez quand vous êtes venu, pour la deuxième fois, tourner autour de la tombe de Verlaine. Vous n’avez pas lâché l’enquête. Je vais tout vous raconter. J’ai, il y a six mois, échangé la carte d’identité d’Armand le gueux contre une coquette somme. Je voulais changer de vie. J’ai su qu’un poste allait se libérer bientôt pour ce cimetière. J’avais connu Armand au temps de la cloche, je le connaissais. Nous avions la même corpulence, pareille taille. Il avait été militaire pendant dix ans dans la Légion étrangère. Il m’a remis sa carte d’identité ainsi que plusieurs documents. J’ai obtenu le poste. Mais un jour, après avoir dépensé l’argent, il est revenu me voir pour me faire chanter. Je n’avais pas le choix. J’ai préparé sa perte. Je lui ai donné rendez-vous près de la tombe de Verlaine, un soir à la fermeture. Je lui ai remis ma veste, car il faisait frais. J’espérais que la police scientifique confirmerait l’écriture du carnet et de Verlaine, l’ex-prof. Être assassiné auprès de Verlaine, pour un poète quoi de plus beau ? Cela confirmerait aussi mon identité dans le paradoxe d’une situation originale.
      J’ai échoué, je vais payer.
 
  • Théo sourit et lui récita son dernier quatrain pour lequel Théo avait trouvé l’alexandrin final :
 
Cet automne sera mon ultime saison
Comme une feuille d’or tombe sur le parterre
S’envolera mon âme au paradis mystère
Avec pour simple escale une case prison
 
  • Bravo ! dit Verlaine vous pourriez être poète.
 
 
On embarqua l’ex-gardien. Il finira sa vie en taule. Théo souriait, Verlaine, le grand poète pour une fois, n’était pas coupable.
 
 
 



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